■ Témoignage pour les Carnets du Ventoux N° d’Avril 2009 :
Le loup du Ventoux et le photographe par Nicolas Ughetto
Je vous connais depuis l’aube des temps, nous nous sommes très souvent croisés vous avez domestiqué certains de mes congénères. Je vous ai appris à chasser en me laissant observer. Nous avons été en concurrence lorsque les temps étaient difficiles, aujourd’hui encore votre territoire s’agrandit et le mien ne fait que diminuer, ainsi que la population des miens.
Une fois encore vous me jalousez ce petit morceau de territoire que vous nommez Ventoux.
J’aime le retour de l’hiver, dans le Ventoux, c’est la saison où je fais le moins de mauvaises rencontres, où la nature reprend ses droits qu’elle n’aurait pas du perdre le reste de l’année. C’est la saison que j’affectionne car il est facile pour moi et les miens d’étancher notre faim. Une proie bien choisie et qui a du mal à se déplacer dans la neige, au clair de lune, est une proie gagnée d’avance.
J’aime cette atmosphère cotonneuse et ces paysages vierges que mes pas sont souvent les premiers à parcourir et qui vous font rentrer dans vos maisons calorifugées…. et tant pis si mes traces témoignent…
Chaque matin d’hiver m’offre à moi aussi des instants de bonheur et des sensations merveilleuses où tout devient possible ; se réchauffer aux premiers rayons du soleil et rêver de prises exceptionnelles mais dès que la lumière est plus vive le matin, contrairement à toi, je ne peux m’attarder ; j’entends déjà les aboiements de deux ou trois de mes cousins dégénérés qui poursuivent sans doute une biche effrayée. Je ne me laisserai jamais placer comme eux une antenne électronique sur le cou.
Ils brisent alors ce silence sacré que seul connaissent les grands solitaires, que tu apprécies aussi, mais qui pour aujourd’hui encore est définitivement brisé.
Mon instinct m’impose alors de remonter vers ma provisoire tanière que tu ne connais pas encore, pour me trouver une place tranquille où les odeurs et le silence me rassurent….
Là enfin, je peux reprendre mon souffle.
Jadis, fortement peuplé par mes ancêtres, de la Loubatière à Serre-Gros, le Ventoux est aujourd’hui seulement traversé par certains des miens qui s’y fraient un couloir de passage entre les Alpes et les Pyrénées et qui s’y offrent surtout quelques festins pendant leur séjour…
Toi l’homme discret, j’ai croisé ton pas quelquefois et j’ai flairé ton odeur dans tes affûts, j’ai même aperçu ta silhouette, chargé comme un sherpa. Je t’ai observé avec amusement le jour où, dans le vallon de la Font Margot, tu analysais minutieusement mon reste de repas de ce vieux mouflon édenté. Je tiens à saluer ton obstination à graver dans ta boîte des éclairs de vie que tu nous dérobes pour montrer aux tiens que la montagne n’est pas habitée que par ceux qui, le tonnerre à la main, font des collines de troncs empilés.
Souvent tu te crois seul et tu penses que ta progression en sous bois est silencieuse, mais il en n’est rien, même Maitre pic au sommet d’un vieux hêtre se moque de te voir ainsi avancer au cœur de ma foret …
Tu sais cependant te confondre et te fondre comme moi dans les adrets et les ubacs, et ta patience surprend parfois mouflons et biches…mais pour moi il te faudra plus que de la chance et de la patience.
Tu finiras bien par me repérer et peut-être à me faire rentrer dans ta boîte. Peut-être même as-tu déjà réussi ta prise. Tu dis « mettre en valeur pour mieux connaître et mieux connaître pour mieux protéger », pourtant tu hésites à me montrer et à m’exposer car tu sens que tes congénères ne sont pas prêts à m’accepter et qu’ils sont encore trop nombreux à ne pas avoir compris que le paradis est peut-être là où je suis.
Il y a ceux, qui, en bande, habillés en fluo me voient comme un concurrent et me tirent souvent comme un vulgaire sanglier, ceux avec un bâton à la main qui m’accusent, sans procès, de décimer leurs troupeaux alors que des chiens sans collier errent affamés dans leur périmètre. Ceux en moto à 2 ou 4 roues qui eux non plus n’ont pas de limite, même pas les barrières que ceux habillés en vert ont posées en travers de presque tous les chemins du massif.
Ces pétaradants, comme moi, tu les as vus, courser en vain, avec fracas, les chamois sur les crêtes. Sont-ils à ce point affamés ? Sinon que cherchent-ils ?
Ceux de fin de semaine, marcheurs invétérés et presque aveugles, souvent une main sur l’oreille, qui crient leurs aventures de la semaine écoulée à qui ne veut pas les entendre.
Ceux qui, en recherche de je ne sais quoi, glissent dans l’air avec leur aile volante au dessus des pins, la musique à fond, comme moi, ils ont du te faire sursauter.
Même si je suis né pour l’action, c’est poussé par ces souvenirs indélébiles de mes rencontres avec vous que je vous fuis : « le mystère est mon quotidien, la liberté mon ordinaire » et il faut croire que cela vous dérange.
J’essaie de vous fuir encore et toujours mais vous êtes partout, de plus en plus souvent, de plus en plus nombreux. Et je ne te parle pas, sur le goudron ou les sentiers, de ces caravanes multicolores de porte-bidons qui serpentent tout au long de l’année sur les pentes de la montagne.
On dit pourtant, dans le milieu des loups, que cette biodiversité humaine travaille au développement durable… mais votre sens du partage est « ébranlé », qui sont les nouveaux prédateurs ? Qui sont les nouveaux nuisibles pour la Nature ? Nos libertés respectives pourront elles à nouveau, un jour, cohabiter ici ?
Je ne prélève que ma part pour vivre au contraire de mes cousins qui tuent pour s’amuser car eux à la différence de moi ont non loin le gite et le couvert qui les attendent.
Je sais les forces et les faiblesses, les ruses et la paresse, les joies et les tristesses au cours de mes séances de chasse ; au moment ou la vie se fait plus vivante que jamais, entre chien et loup, comme vous dites, là il faut savoir être patient car dans un premier temps c’est la nature toute entière qui m’observe, après et seulement après alors je peux commencer à me confondre et à détecter le moindre mouvement, odeur ou craquement : tous ces signes qui éveillent en moi le sens de la chasse, l’essence de la vie.
Toi le photographe qui me ressemble un peu, tu comprendras que je, que nous ne sommes pas prêts à nous établir sur ce territoire occupé. Un jour alors dans des centaines de lune, la bas dans cet endroit que tu ne connais pas encore, et que tu découvriras peut être, je déclinerai ma vie de Loup aux quatre saisons du Mont Ventoux.
Pourtant encore et toujours, je vous observe pour savoir vous éviter et toi jeune photographe continue de me chercher, un jour peut être tu croiseras mon regard et alors tu comprendras.
Le développement durable et la sauvegarde de l’environnement, dussent-ils passer par la réalisation d’un projet comme dans les Abruzzes ou le Mercantour ne pourront pas négliger l’élément relationnel et affectif entre vous et nous, relation archaïque nourrie de légendes mais qui aujourd’hui devrait se traduire par un exercice plus éclairé de la responsabilité humaine : votre développement ne sera pas durable sans le respect de notre vie sauvage.
Et si nous étions l’Avenir de l’homme ? Et si le loup du Ventoux était l’Avenir de l’homme ?
Dans tes expositions, répète aux tiens que lorsque « l’homme n’aura plus de place pour la nature, peu être que la nature n’aura plus de place pour l’homme » et ose leur murmurer que notre installation dans le Ventoux est peut être leur Avenir à eux aussi.
….A moins que le réchauffement climatique transforme le loup en gazelle ou en lion !…
Canis Lupus par Nicolas Ughetto
Pour les carnets du Ventoux 11 avril 2009