Au pied sud du Ventoux, à la rencontre de l’aigle royal des gorges de la Nesque.
En quittant Villes sur Auzon pour rejoindre Sault, je vous conseille de suivre la pittoresque route des Gorges de la Nesque.
A vos yeux s’offriront alors un canyon grandiose, ancienne route de diligences à flanc de rochers avec des aplombs vertigineux à couper le souffle, des tunnels véritables arches de pierre, le lit souvent asséché de la Nesque que l’on devine sous la végétation parfois luxuriante de sa ripisylve.
Vous ferez une pause obligée au belvédère du Castelleras pour admirer le Rocher du Cire qui doit son nom aux essaims sauvages d’abeilles dans les niches de la roche, et pour lesquels on bravait autrefois la falaise pour aller voler leur nectar ! Après avoir relu, sur place, les célèbres paroles de Frédéric Mistral dédiées au site dans Calendal, vous aurez peut-être la chance de croiser Bill, aussi pittoresque que les gorges avec son accent d’ailleurs qui tutoie et protège les sangliers d’ici.
C’est dans ce cadre exceptionnel et sauvage que s’est établi depuis plusieurs années un couple d’aigles royaux.
Symbole de puissance et de liberté ils sont l’élégance et la force. Il y a seulement 50 ans ils étaient encore chassés et tirés par l’inconscience des hommes.
D’après les spécialistes, la maturité sexuelle de l’aigle royal étant atteinte à partir de 4 à 7 ans, cette femelle des gorges de la Nesque doit avoir maintenant une dizaine d’années et peut espérer connaître la décennie des années 2030…
Cela fait maintenant plusieurs années que je croise le couple et que je l’observe. Pas de jeunes à l’envol depuis des années malgré la présence de plusieurs aires, toutes rupestres. Souvent leurs orbes me fascinent et je reste là des heures à les observer. Mais dès décembre, leurs parades amoureuses se manifestent par des vols en festons caractéristiques et spectaculaires alternant piqués et remontées acrobatiques. Notre première rencontre s’est faite il y a 4 ans, le long de la RD942 lorsque j’ai été survolé en voiture par la femelle à quelques mètres seulement. J’avais ce souvenir gravé en tête lorsque j’ai commencé leur suivi. La distinction sexuelle est assez facile car le couple présente un dimorphisme sexuel très prononcé, la femelle est beaucoup plus grande que le mâle et possède une robe plus sombre. Oiseau très discret et très farouche avec une vue 8 fois supérieure à celle de l’homme, la plupart de mes observations se sont effectuées d’abord de très loin, l’accolade inversée si caractéristique de leur silhouette en vol me permettant simplement de confirmer leur présence.
Le plus souvent, j’ai pu les observer plus longtemps sur des perchoirs naturels que représentent les grands pitons rocheux des falaises ou sur quelques grosses branches d’arbres morts. Il est en effet capable de rester des heures immobiles à observer.
Leur territoire d’une grosse centaine de kilomètres carrés qui s’étend au sud du Ventoux, de Méthamis à Sault en passant par Blauvac, Flassan… recèle encore une assez riche biodiversité malgré l’attrait touristique croissant des gorges et du Ventoux et leur autorise un régime alimentaire éclectique.
Il est cependant une période qui mérite la plus grande discrétion voir même le plus grand respect et l’absence de toute intrusion proche des aires, c’est celle de la couvaison.
La ponte a lieu fin mars, début avril ce sont en moyenne 45 jours de grande tranquillité qui leur sont nécessaires pour qu’arrive l’éclosion d’un ou deux jeunes.
La survie du ou des jeune(s) n’est pas encore assurée. Il suffit d’une activité humaine trop présente ou des manœuvres militaires ou des hélicoptères trop près pour que les parents les quittent trop longtemps et qu’arrive l’irréparable : la mort de faim ou l’attaque fatale des grands corbeaux par exemple…
C’est la période du nourrissage, beaucoup plus riche en activités, et plus tolérante, qui m’a permis de réaliser enfin des photos.
La création d’un affût, après des années d’observations, a été le gage de ma réussite. Mais ce poste d’observations mis en place, il m’a fallu respecter une règle essentielle : y rentrer à la nuit et en sortir à la nuit, avant l’aube et après le crépuscule ! Pas toujours facile quand on a famille et travail …
Comment vous traduire alors toute la magie et la subtilité du contexte de toutes ces scènes de l’aiglon ? Ces dizaines et dizaines d’heures d’affûts m’ont imprégné à jamais.
Je pourrais décrire mon approche dans la nuit au milieu de la forêt de buis et de chênes blancs au contact des sangliers et le sentier qui se perd …
Je pourrais vous décrire mon affût très sommaire et les conditions dans lesquelles je reste immobile pendant des heures en ne s’autorisant que les mouvements des pupilles.
Je pourrais vous décrire la douleur de chacun de mes muscles endoloris par la station immobile prolongée et les crampes dans les jambes qui arrivent et vous font trembler comme une feuille que vous ne maîtrisez pas …
Je pourrais vous décrire le tumulte des eaux au fond des gorges après les récents orages et le bruit surprenant des cascades éphémères…
Je pourrais vous révéler le bruit sourd de l’orage qui arrive et le frémissement des averses sur les feuilles de chênes, les coups de vents qui remontent des gorges et vous glacent, l’autour des palombes qui fait le tour de son territoire, les grands corbeaux que l’on entend dans le lointain puis qui vous survolent sans jamais s’autoriser une halte, la magie de ces quelques secondes juste avant que l’aigle ne se pose et le bruit de ses ailes qui glissent dans l’air, le rouge gorge qui rentre dans l’affût, la pomme à mes pieds rongée sous mes yeux par un campagnol téméraire, les éboulis incessant provoqués par les chamois et sangliers, la musique de la menée de chiens courants qui poursuivent sans doute un sanglier…
9 août 2015 – il est encore là, fier et déjà si imposant à l’extrême limite de la bordure de l’aire, prêt à se lancer dans le vide. L’aire est composée sans doute de plusieurs dizaines de kilogrammes de bois couleur paroi qui présentent une homochromie quasi parfaite.
C’est peut-être le jour du grand saut pour l’aiglon après deux mois et demi de confinement dans l’exiguïté de ce mètre carré, c’est peut-être le jour J.
Seuls ses grands battements d’ailes et ses cris répétés révèlent sa jeune majesté.
II est déjà si grand et ses deux cocardes sont déjà bien visibles.
Après m’être installé vers 5 h du matin, il est maintenant 15 h 30 et c’est désormais le calme plat, l’aiglon s’est retiré en fond de nid et a cessé toute activité. Non, ce ne sera pas pour aujourd’hui. Je décide de me retirer sur la pointe des pieds sans attendre la nuit.
Le 19 septembre 2015 restera, avec mes rencontres avec le loup du Ventoux, un des moments les plus chargés d’émotions que j’ai pu vivre en tant que photographe.
En effet, ce n’est pas souvent, comme ce jour-là, que le photographe animalier se trouve au bon moment, au bon endroit.
Cette rencontre, déjà imaginée, rêvée tant de fois, vécue aussi par procuration s’est quasiment offerte à moi ce samedi 19 septembre.
En ligne de mire de mes yeux ébahis, à 25 m de moi environ, sur un piton rocheux, un aigle royal était en train de dévorer un lièvre qu’il agrippait fermement dans ses serres. Magie de la rencontre et des émotions présentes et plaisirs à venir de les faire partager ! Mélange de plaisirs exquis, mais aussi d’angoisse et de craintes de ne pas disposer d’assez de temps pour immortaliser l’instant et d’en fixer pour toujours le souvenir par une trace photographique.
Pour les premières secondes je décide d’apprécier et de savourer égoïstement : ma respiration est bloquée je n’ose pas bouger.
Fier de sa prise ou de l’offrande faite par ses parents (je ne le saurai jamais), le jeune aigle royal (juvénile) est toujours là devant moi. Quelques rafales d’un vent du nord déséquilibrent parfois le fier oiseau perché qui ne s’en soucie guère, occupé qu’il est, à déchiqueter sa proie de violents coups de bec.
Je décide alors d’essayer d’opérer : je reprends ma respiration, mon miroir basculé en mode silence et mon boitier emmitouflé pour l’insonoriser, je tente un premier déclenchement, toléré… puis un autre mais à chacun de mes nouveaux déclenchements espacés, il tourne la tête dans ma direction…c’est sûr, il m’a décelé. Il sait que je suis là, plus aucun doute, je risque alors un dernier léger bruit de ma part pour tenter de passer en mode vidéo….. ouf ! Il accepte une trentaine de secondes. Mon cœur continue de battre la chamade, on dirait qu’il veut sortir de ma poitrine…Mais sans doute contrarié, c’est déjà l’envol, avec sa proie bien sûr !
Je viens de vivre quelques minutes intenses.
Mais ma chance n’est pas terminée… il va se poser sur une vire un peu plus bas et va pendant 45 minutes continuer de dévorer son lièvre. Je rêve sans doute…Cadeau de reconnaissance de l’aiglon qui a grandi à celui qu’il reconnaît ?
Le plus éreintant pour moi ont été les heures qui ont suivi pendant lesquelles l’aigle est resté sur cette même vire, parfois couché (mais oui) sur les flancs (comme moi) ou replié sur ses pattes pour sans doute faciliter sa digestion…Heureusement que les endorphines, je les en remercie, ces bonnes fées du plaisir, interviennent toujours comme des gratifications en retour des sacrifices consentis par les muscles.
Réussir par la suite à donner toute la magie du lieu en essayant de mettre le Mont Ventoux en décor a été mon défi. Les heures et les jours d’affût ont alors défilé… mais le résultat est là. L’aigle royal est bien le roi des gorges de la Nesque.
Ici, ce sont les spécificités du lieu qui vous imposent les règles de prises de vue. Impossible de déplacer les falaises ou de changer la course du soleil.
Parfois seule une ombre trahit sa présence. Vu sa couleur sombre quand il vole sur les falaises ou au ras du couvert végétal inférieur, c’est souvent son ombre noire qui vous révèle d’abord sa présence.
Les plans rapprochés sont quasi impossibles, j’ai surtout travaillé au 500 mm et au 100/400.
Le zoom peut parfois être très utile car plusieurs fois la mère et le jeune sont venus se poser à quelques centimètres de moi, oui je dis bien quelques centimètres !
Impossible de faire alors des photos ni même de bouger un cil. On admire simplement le plumage, la stature et le « kiouk, kiouk … » si caractéristique audible à plus d’un kilomètre. Mais le plus impressionnant c’est la taille des serres. Le lièvre, le renard n’ont que peu de chance de leur échapper.
La nature nous fait toujours des signes, des messages codés perceptibles par certains et ignorés par d’autres. Souhaitons que les élus, décideurs, donneurs d’ordre prendront des engagements forts pour protéger réellement ce patrimoine local vivant sensible aux agressions acoustiques que j’ai vécues avec l’aiglon ou ses parents pendant mes longues heures d’affût.
Alors oui, j’ose croire que centaines heures d’affûts comme toutes les scènes de mon prochain court métrage n’auront pas été inutiles et qu’en faisant émerger des émotions profondes chez le spectateur, elles serviront aussi la cause de cet oiseau majestueux mais si vulnérable.
L’année 2015 sera gravée à jamais dans ma mémoire avec l’envol le 10 août dernier d’un jeune aigle royal dans les gorges de la Nesque. Pourvu qu’il ne soit pas le dernier !
Ughetto Nicolas
Photographe de vie sauvage dans le Ventoux