Nat’Images de Février 2019
Ventoux : le retour des loups
C’est la fin de l’été 2018 dans le Ventoux. Après avoir passé deux mois dans sa galerie photo au cœur du village de Sault, dans le piémont sud de cette montagne, Nicolas Ughetto décide de s’accorder quelques journées de pleine nature afin de retrouver l’inspiration, le plaisir et les émotions de nouvelles rencontres animales. Une surprise de taille l’attend…
Chaque matin, j’imprègne avec soin mon pantalon et ma casquette des senteurs de la colline. Le poivre d’âne (la sarriette) frotté avec la lavande sauvage et le thym vont, je l’espère, dissimuler mon odeur d’homme. Car ces derniers jours, les sorties photo se succèdent, sans résultat. Je croise pourtant des mouflons, des cerfs, des biches, des sangliers sur lesquels je tente toujours de vaines approches. Que se passe-t-il? Mon pas s’est-il alourdi? Ai-je perdu la main? Ou bien mes sujets sont-ils plus aux aguets que d’habitude? Depuis quelques jours, en effet, des indices s’accumulent sous mes yeux étonnés. Des signes discrets qui me remplissent d’espoir et me donnent du cœur à l’ouvrage.
L’ombre d’un vautour passe sur moi. Puis un vol de cinq grands corbeaux déchire l’air en prenant de l’altitude pour inspecter soigneusement la li- sière: nous sommes tous en repérage. J’aimerais avoir leur sens olfactif et leur acuité visuelle mais aussi leur facilité de s’affranchir des courbes de niveau; je suis sûr qu’ils sont moins ignorants que moi…
L’esprit occupé mais l’œil inquisiteur, je découvre des fèces caractéristiques et des morceaux de fémur de chevreuil disséminés. Ils font à nouveau grandir en moi l’espoir d’une rencontre.
La rencontre
C’est décidé, ce matin, c’est en lisière de clairière que je vais me positionner. Dissimulé, à bon vent. Je m’installe. Les aiguilles tournent. Sou- dain un bruit de galop. Je concentre mes sens dans sa direction. Une biche fond sur moi “à bride abattue”! Elle m’évite de justesse. Ébahi, je ne bouge pas d’un centimètre mais cette course folle et ce comportement inhabituel m’interpellent: serait-elle poursuivie?
Le silence revient. Tous les sens en éveil, je scrute aux jumelles l’endroit où elle m’est apparue. Je sais ce que je cherche: une masse grise avec un peu de roux pour la tête et du blanc pour le corps. Les yeux vissés aux œilletons, j’en oublie de regarder plus près. Et c’est en abaissant lentement mes jumelles que je me rends compte de sa présence. Il est là, immobile à environ trente mètres de moi, à me regarder fixement. Sans doute a-t-il coupé la voie de la biche. Pas le temps ni l’envie de bouger ou de prendre mon appareil, je décide d’en profiter avec mes 10×43.
Ce loup est superbe mais un détail m’interpelle: il a les oreilles rabattues, entamées, comme si elles avaient été déchirées. La fluidité de sa ligne me fait pencher pour une femelle qui a dû, sans doute, être dominée.
Nos échanges de regards ne durent que quelques précieuses secondes. La voilà déjà qui repart à pas pressés mais sans courir. Depuis combien de temps m’observait-elle?
À mon tour, j’active le pas pour regagner à quelques centaines de mètres une nouvelle trouée dans la végétation. Elle est là, en plein nu, et me laisse le temps de composer au 500 mm.
Un moment intense.
L’hiver dernier, j’avais déjà eu le privilège d’assister en direct, sous la neige, à la traque et la capture d’un chevreuil par un loup bien différent. Cette nouvelle rencontre vient récompenser ces derniers jours stériles de présence sur le terrain.
Émotions intenses
Il est maintenant presque 19 heures. Au loin des hurlements hésitants et discrets semblent se répondre. Je les es- time à une cinquantaine de mètres. Des jeunes sans doute. Mes muscles se figent. Les secondes, puis les minutes défilent. Rien, toujours rien.
Soudain “une pierre s’envole et devient mésange…”(1) C’est le signe que j’attendais. Aucune bête ne peut se déplacer dans le pierrier tout proche sans être trahie par le cliquetis des pierres.
Ils sont là, mais je ne les vois pas. J’accentue encore ma vigilance et balaie à 180 degrés l’horizon devant moi. Jaunies par le soleil, les hautes herbes créent une atmosphère bien particulière. Je les imagine déjà courant dans ce décor doré.
Des gémissements d’amusements me parviennent maintenant. Une heure passe. La course du soleil m’oblige à me déplacer légèrement. Une heure s’écoule encore, ponctuée de petits couinements et bruits de pierres. Puis, à quelques mètres de moi, une petite silhouette sombre, d’une quarantaine de centimètres de hauteur, surgit à contre-jour. Le rideau d’herbes folles complique la mise au point automatique. Je bascule en mode manuel et tente dans un swing gauche-droite de suivre l’animal : c’est bien un jeune loup. Je l’immortalise à l’arrêt près d’une touffe de lavande sauvage. L’autre loup ne se montrera pas ce soir-là.
Matinée extraordinaire
Ce matin, il n’y a plus de vent du tout et la température est de 9 °C. Je porte une veste trop chaude qui va me handicaper dans mon approche de la zone fréquentée par les jeunes loups. Avec la nuit, ils doivent gagner en confiance et s’aventurer un peu plus loin. Ils peuvent encore s’y trouver.
Arrivé à 500 mètres de la zone, je glisse les jumelles dans le sac pour mettre le 500 mm f/4 sur l’épaule et le 70-200mm f/2,8 autour du cou. On ne sait jamais. Mes pas se font de plus en
plus lents, le vent nul et l’herbe sèche vont rendre mon approche finale encore plus difficile que la veille.
Soudain, un bruissement et un mouvement qui s’évanouit dans le sous- bois. Sans doute un louveteau au bord de la draille qui observait mon ascension. Il semble prendre la direction de “ma” clairière de la veille. Je n’accélère pas le pas, bien au contraire. Je m’applique à faire du “fox walking”, c’est-à- dire à marcher tel le renard qui a repéré sa proie. Chaque pas devient un exploit en soi.
Enfin, j’y suis. Ma cache de buis m’attend. À peine ai-je le temps de déposer le trépied que déjà j’entends rouler des pierres.
Un premier arrive, suivi à quelques mètres de son frère. J’ai toujours autant de difficultés à faire la mise au point à cause de ces satanées herbes, exceptionnellement hautes à cause du printemps très pluvieux. Ouverture plus grande et mise au point manuelle, le tout en positionnant le miroir en mode silencieux, telles sont mes solutions pour arriver à composer.
Immobiles à quelques dizaines de mètres de moi, les louveteaux sont bientôt rejoints par deux autres individus, aussi jeunes mais plus grands. Deux portées différentes sans doute.
Je n’en crois pas mes yeux. Un tambour intérieur soulève ma poitrine.
Ils jouent, se disputent dans de curieuses roulades sonores puis se couchent, tout en restant aux aguets. Les plus grands disparaissent parfois puis réapparaissent à 15 mètres, toujours dans les hautes herbes. Je fais un gros plan sur une tête qui me semble démesurée… C’est grandiose!
Effet de nombre
Ce matin, je trouve la pente plus dure que d’habitude. Les efforts de la veille se paient. Je m’efforce d’être discret mais tous les vingt mètres, je m’arrête en scrutant l’horizon. Si les jeunes sont là, les parents les ravitaillent. Et, qui sait, la meute est peut-être consti- tuée d’autres membres.
Je ne suis plus qu’à quelques dizaines de mètres de mon poste d’affût quand, dans les herbes hautes jaunies par le soleil, j’aperçois deux oreilles et une masse plus sombre immobile. Un jeune est là qui m’observe. Je reste en équilibre sur une jambe un moment. À main levée je fais deux ou trois photos, avant sa fuite probable. Mais non, il ne bouge pas; je décide alors de poser mon deuxième pied et mon trépied sur le sol pour assurer une meilleure stabilité et mise au point.
Pendant près de vingt minutes (une éternité!), j’assiste à des étirements, des bâillements et des attitudes de guet lorsqu’il entend le pic noir ou les couinements de ses frères et sœurs non loin de là. Puis, doucement, il se lève et fait ses besoins sous mes yeux. Je déclenche à nouveau.
Il décide de regagner la ligne de crête. Vingt minutes passent sans que j’aie la moindre nouvelle information. M’a-t-il éventé? Sont-ils partis? Je ne bouge pas. Derrière moi, à quarante mètres de distance, j’entends un aboiement rauque, adulte. Prévient-il les jeunes de son arrivée ou les alerte- t-il de ma présence?
Quelques secondes passent encore et un loup adulte magnifique passe en trottinant à quarante mètres de moi. Il s’immobilise un court instant en me regardant. Je reconnais immédiatement la robe de la louve adulte aux oreilles rongées que j’ai photographiée il y a deux jours en train de poursuivre une biche. La voilà qui repart dans la direc- tion des jeunes. J’imagine qu’elle les a surpris car trois des quatre louveteaux accourent vers moi. Moment rare, je décide de photographier celui sur la crête, quand les deux autres passent en courant à cinq mètres de moi en m’ignorant complètement.
La scène à laquelle j’assiste alors est plus surprenante encore. La louve se met à grogner, puis se déplace rapide- ment pour aller hurler un peu plus loin avant de repasser devant moi en aboyant et en hurlant à nouveau. J’arrive à saisir cet instant. Il s’agit sans doute d’une stratégie de défense et de protection du territoire. S’ensuit une symphonie de sons, accompagnés de jappements, aboiements, hurlements et grondements.
Tout à coup, un hurlement beaucoup plus guttural résonne à cinq reprises, espacées d’un silence impressionnant. Puis retour au calme. Ni la louve, ni le loup alpha, pour cette fois, ne se révé- leront à nouveau à moi.
Sur l’instant, je suis resté figé, sans éprouver ni peur ni crainte, comme ébloui, fasciné, hypnotisé. Ces hurlements pleins de force et de vie résonnent à jamais dans ma mémoire.
Lieu de rendez-vous
Ma clairière est très isolée et bien protégée des regards indiscrets et des lanceurs d’alerte mal intentionnés. Elle représente sans doute ce que les lupologues confirmés appellent un “lieu de rendez-vous”. Les louveteaux y sont stationnés, gardés souvent par un membre plus âgé de la famille, pendant que le reste de la meute chasse. Sensation étrange d’être pisté parceux que je piste. À chaque ascension vers cette clairière, je m’arrête toujours au même endroit pour souffler un peu et sortir mon 500mm f/4 du sac à dos. Et ce matin, au mètre près, de magni- fiques fèces très fraîches sont là pour me signaler que je pénètre en terrain occupé. Il ou elle a dû remonter ma voie ou m’observer afin de marquer cet emplacement précis.
Rencontre avec l’alpha
On entend souvent que le désert cynégétique succède à la présence du loup. Que les mouflons disparaissent de la montagne, que les autres grands mammifères se regroupent par dizaines ou au contraire se dispersent dans la plaine. Mes observations démentent complètement ces légendes. Bien loin de les exterminer, le loup ensauvage les autres espèces et les rend ainsi moins vulnérables. Sa présence affûte leur méfiance et celles qui ne savent pas s’adapter sont sans doute les premières condamnées. Ne dit-on pas que “la grâce des chevreuils est un cadeau des loups”(2) ?
Ce matin-là, mon ascension de près d’une heure et demie ne me paraît durer que quinze minutes. Je ne souffre pas, comme les jours précédents des dix kilos de mon fardeau, tant mon esprit est occupé à estimer le nombre d’heures d’espère que j’ai passé à at- tendre et observer: déjà 180 heures et le compteur va encore tourner!
C’est par un grand ciel bleu et une matinée très calme sans aucun vent que je m’apprête à faire la rencontre du mâle dominant. J’entraperçois d’abord toute la meute en file indienne: trois
petits (mais où est le quatrième?), précédés de la louve aux oreilles rongées et d’un imposant loup adulte. Impossi- ble de faire une photo, la scène est trop rapide, mais quel cadeau merveilleux: je viens de voir cinq loups à sept kilomètres de chez moi !
Je revis la scène quand, à quatre- vingts mètres, en ligne de crête, un mouvement attire mon attention. Si- multanément, je débloque le frein de rotule et je pointe l’objectif dans la direction. Sa masse imposante vient vers moi. Premières photos. Il n’est plus qu’à quarante mètres, il s’immobilise sur la crête et me regarde puis se re- met en marche rapide.
Je vois alors fondre vers lui un de ses jeunes. Il se précipite au niveau de sa gueule pour, je pense, lui quémander de la nourriture. Ce grand loup mâle qui tantôt conduisait la meute est maintenant en pleine course et re- pousse les avances du jeune en lui montrant les crocs. Je déclenche.
Je me suis longtemps demandé s’il fallait montrer cette photo car elle est à mon avis à double sens: un document exceptionnel pour moi mais qui peut faire peur, déranger certains et servir la mauvaise cause. Pourtant, dans cette scène, pas d’agressivité envers son jeune ni envers le photographe, seulement un rappel à l’ordre et peut-être un avertissement pour le danger que constitue ma présence.
Un de mes plus grands rêves vient de se réaliser: j’ai croisé une meute de loups dans le Ventoux. J’ai aussi eu la chance de filmer bon nombre de séquences; mon prochain film en témoignera… Depuis ces rencontres aoûtiennes, la chasse est ouverte et mes acteurs se font bien plus discrets. Ils pourraient faire de plus mauvaises ren- contres que celles du photographe. Il suffit de lire la presse locale ou nationale pour prendre conscience de ce qui les attend.
Le retour naturel du loup dans le Ventoux, on le doit aux hommes qui ont repensé le boisement du massif et ont multiplié les lâchers de cerfs, chevreuils, mouflons. Des pensées traversent mon esprit: quelles seraient la va- leur et la crédibilité de notre futur Parc Naturel Régional Ventoux sans le maintien du loup? Aux yeux de certains, le sauvage dégrade et le domestique aménage. Pour moi, le retour du loup, c’est une récompense que la Nature a décernée à la montagne. Gardons à tout prix ce label du Ventoux sauvage!
(1) Baptiste Morizot, Sur la piste animale, Actes Sud, 2018 (2) Baptiste Morizot, Rencontres animales – Voir un loup d’homme à homme, revue Vacarme n°70, janvier 2015
Nicolas Ughetto